Sociogramme n°3
En catimini.
Après quelques jours de consommation cinématographique (excessive) le spectateur peut ressentir la fatigue le gagner. Ses jambes sont lourdes, le taux de caféine nécessaire est en hausse manifeste et l’accréditation est portée un peu de travers. C’est la deuxième séance de la journée, la fin de semaine se lit sur quelques visages entrant, plus ou moins convaincus, dans la salle.
Le film commence, introduit par les animateurs du cinéma, un film un peu dur, mais qui mérite que l’on s’y arrête disent-ils. Il s’assoie lourdement et pose à ses pieds une bouteille à moitié pleine d’une boisson énergisante d’un jaune clinquant. Il regarde sa montre pour la deuxième fois en quelques minutes et semble s’impatienter. Les lumières s’éteignent enfin et le spectateur apparemment professionnel de l’industrie rehausse ses lunettes sur son nez et ajuste sa cravate. Alors que s’installe peu à peu l’intrigue, il croise et décroise les jambes, se tourne, souffle, interpelle sa voisine, recroise les jambes et soupire de nouveau. Il tente de déchiffrer l’heure sur sa montre au bracelet argenté. Vingt minutes de film s’écoulent, l’homme agrippe son blouson et entreprend une sortie en catimini. D’une discrétion de maître, il traverse le dernier rang et se penche légèrement pour mimer, surement, une quelconque manière de s’excuser pour la gêne occasionnée auprès de ses collègues cinéphiles. Quant à la bouteille, délaissée sur le sol, elle sera l’unique preuve de sa (brève) présence.
Depuis notre plus jeune âge, comme l’explique Emmanuel Ethis(1), le jeune spectateur apprend à « domestiquer » son corps dans un siège parfois trop grand et inadapté à sa morphologie de cinéphile en devenir, cet apprentissage semble s’imposer comme passage obligé. Certains films courts sont douloureux pour une partie des spectateurs alors que des productions de plus de deux heures peuvent être, à l’inverse, ressenties comme un battement de cils. La sortie au cinéma est un fait assez rare ; Jean-Louis Fabiani(2) l’avait décrite comme exit dans un autre contexte, celui du format festival. Elle y est appréhendée comme une composante acceptée. Le film serait, en apparence, moins soumis à la sortie, dans le contexte de rencontres professionnelles, il peut être compris comme le fruit d’un désintérêt en termes de programmation, ou d’un excès (voire accès) de fatigue.
(1) ETHIS E., 2010, La sociologie du cinéma et de ses publics, Paris : Armand Colin, coll. 128
(2) FABIANI J.L. « Les festivals dans la sphère culturelle en France » In Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série – 3 [En ligne]. Disponible à partir de : http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/publications/Festivals_societes/JL_Fiabani.html